Une interview de Saakachvili, très intéressante
http://www.lemonde.fr/europe/article/2008/09/19/m-saakachvili-la-russie-est-tellement-vulnerable_1096995_3214_1.htmlLes troupes russes se trouvent toujours sur le territoire géorgien. Existe-t-il un problème d'interprétation du plan en six points, initié par M. Sarkozy le 12 août ?
Il y a un grand désaccord. Sa première étape prévoyait de revenir au statu quo d'avant le 7 août. La Russie ne contrôlait qu'un tiers du territoire ossète. Un autre tiers était un no man's land, et le troisième sous l'autorité du gouvernement géorgien. Les Russes n'avaient jamais contrôlé la ville d'Akhalgori [en Ossétie du Sud], ni les gorges de Kodori [zone "frontalière" de l'Abkhazie]. Nous n'avons pas l'intention de légaliser le nettoyage ethnique qu'ils ont conduit. Le statu quo supposait également qu'ils ne laissent que 500 soldats en Ossétie du Sud, plus la soit-disant force de paix qu'ils avaient en Abkhazie. Or ils en annoncent dix fois plus dans chacune des régions ! Ce n'est pas un statu quo, mais une annexion totale et une occupation militaire, une violation claire du plan en six points, dans l'esprit et la lettre.
Comment jugez-vous le résultat de la médiation française ?
Bien sûr, nous aurions souhaité que ce plan soit plus précis dans les détails. Mais Sarkozy a écrit une lettre d'interprétation. Il a exprimé sa position et n'en a pas changé. Cet accord était-il idéal ? Evidemment non. Mais les Russes étaient près de Tbilissi. Après avoir apposé leur signature, ils ont continué les bombardements et les massacres. Dès le départ, ils ne pensaient pas se conformer à cet accord.
Lorsque les Français sont arrivés à Tbilissi avec leur premier plan, nous n'avons pas accepté l'idée russe d'une auto-détermination de ces territoires. Le président Sarkozy a alors appelé Medvedev, qui l'a retirée. Je n'ai pas ressenti de pression massive sur nous de la part des Français. Ils ont eu des rencontres très dures à Moscou, lors des deux visites [de M. Sarkozy]. Il y a eu des échanges enflammés avec Poutine lors de la première. M. Sarkozy a failli partir lors de la deuxième.
Moscou a exigé des Français, mais aussi des Américains, un changement de régime à Tbilissi. Ils voulaient se débarrasser de moi.Avez-vous été déçu par le silence américain lors des premiers jours du conflit ?
Les Russes avaient tout planifié. Ils savaient que Bush serait à Pékin. Ils voyaient aussi l'avantage de mener l'attaque en Ossétie du Sud, par rapport à l'Abkhazie où on l'attendait plus. En Abkhazie, une attaque frontale russe aurait été tout de suite évidente. L'Ossétie du Sud était davantage un sujet de polémiques, une situation ténébreuse. Poutine y a longtemps pensé. La première fois qu'il m'a promis de bâtir un scénario de type Chypre du Nord, c'était en 2006. Il l'a aussi annoncé à des leaders occidentaux. Ce scénario n'est pas juste une construction juridique, mais militaire. A cela s'est ajouté le Kosovo.
Depuis l'automne, le renforcement militaire était évident. Ils ont construit des bases dans la ville de Java (Ossétie du Sud) et en Abkhazie, sans pour autant y entreposer des armes ; ils ont envoyé des commandos de parachutistes en Abkhazie pour construire une voie ferrée. C'était un test. La Russie observait la réaction de l'Occident. Il n'y en a pas eu. L'Occident a fait le calcul stratégique que rien ne se passerait, alors que les Russes se préparaient sacrément. Poutine a pu analyser chaque détail : quel jour frapper, quelles seraient les réactions immédiates, quelle histoire il faudrait monter de toutes pièces. J'étais tellement frustré à force de répéter mes avertissements. On me répondait que j'étais impulsif et que j'exagérais. Ce cliché m'invalidait. A force de l'entendre 200 fois, on finit par y croire soi même !
Pourquoi l'Otan serait-il le seul garant possible de la sécurité géorgienne ?
L'Otan n'est pas seulement une solution en termes de sécurité. Il est dans l'instinct historique du pays de faire partie d'un grand ensemble pour prospérer. C'est pour cela que les Géorgiens se sentent renforcés aujourd'hui, après avoir entendu tant de réactions en leur faveur. Pour eux, c'est une révélation. Il n'y a rien de nouveau dans le fait que la Géorgie soit attaquée par un grand empire. Mais cette fois, nous avons été soutenus, notamment par l'Otan ! Il n'est pas question que l'Otan vienne nous soutenir militairement. (…) Mais elle apportera plus de stabilité et de prévisibilité dans la région. Nous avons besoin de ces assurances à long terme. Le MAP (Membership action plan) serait une reconnaissance, un certificat stipulant que nous sommes un pays européen.
Sur ce point, espérez-vous un changement de position en votre faveur de l'Allemagne et de la France ?
C'est compliqué. Je crois que la clé a toujours été l'Allemagne, pas la France. Cette question fait partie d'un vaste débat interne en Allemagne. J'ai été rassuré par les prises de position justes de la chancelière Merkel, sur de nombreux sujets. En plus, de nombreux responsables allemands se font l'avocat du MAP pour la Géorgie et l'Ukraine, ce qui n'était pas le cas il y a quelques mois. Si l'Allemagne change d'avis, on verra ce que fera la France.
Vous consacrez déjà 25 % du budget à l'armée. Cette part va-t-elle encore augmenter ?
Nous n'avons pas d'argent pour augmenter le budget militaire. Nous devons consacrer nos moyens à la reconstruction de l'économie et aux infrastructures. Il y aura sûrement une aide internationale à moyen ou long terme pour nous aider à reconstruire notre armée. Mais pour l'instant, nous ne recevons d'armement de nulle part et n'en avons pas l'intention. La Géorgie peut-elle résoudre ses problèmes toute seule ? Bien sûr que non. Dans cette guerre, nous avons dû faire un choix.
Continuer à combattre les Russes, c'était transformer le pays en nouvelle Tchétchénie. Il aurait fallu se laisser pousser la barbe et gagner la montagne. Pas la meilleure option ! Nous avons préféré préserver la souveraineté, la modernité, devenir un pays européen. La Russie est tellement vulnérable ! Les Russes se conduisent comme des gens du 18e et 19e ²siècle. La seule différence, c'est qu'il n'y avait pas de bourse à l'époque, ni de télévision en direct. Mais ils ont gardé les mêmes habitudes, les mêmes expressions, le même goût pour la boisson. Seulement à l'époque, personne ne filmait leurs pillages, alors que là, on voit les toilettes embarquées sur leurs chars. On dirait des sauvages de siècles anciens. C'est tellement surréaliste qu'on a du mal parfois à les prendre au sérieux.
Comment expliquez-vous la focalisation du Kremlin sur votre personne ?
Il n'y a là rien de nouveau.
Dès ma première décision comme président, Poutine m'a traité de dérangé. [A l'époque soviétique] ils envoyaient les dissidents dans les hôpitaux psychiatriques. C'est vrai qu'il fallait être fou pour défier le KGB et aller contre la Russie. Le plus triste est de voir que certains en Occident adoptent leur vision. Je suis juste passionné ! Nous sommes des Européens du sud, nous avons notre tempérament et nos habitudes. Ca ne veut pas dire qu'on est irrationnel. Les Russes jouent le jeu de la culpabilisation personnelle. Ils se disent que si les Etats-Unis ont écarté un leader qui ne leur convenait pas [en Irak], pourquoi pas eux ? S'ils ont reconnu le Kosovo, pourquoi pas eux ? Mais à chaque fois, les Russes agissent selon des motivations exactement inverses. Ils veulent se débarrasser de mon gouvernement car nous sommes une démocratie.
Etes-vous indispensable ?
Je suis convaincu que la démocratie géorgienne fonctionnerait parfaitement sans moi. Bien sûr, certains partis d'opposition viennent de l'âge de pierre. Mais je vois tellement de bons leaders compétents autour de moi. Je les admire. C'est la particularité de l'expérience géorgienne, que Poutine n'arrive pas à accepter. Je suis un homme post-soviétique : je me souviens de l'URSS, j'y ai étudié mais n'y ai jamais travaillé. Mais nous avons à présent des députés, des ministres et vice-ministres qui ont entre 24-26 ans. Ils savent à peine qui sont Lénine et Staline ! Leur mentalité est totalement différente. Leur maque d'expérience est leur grand atout, ils sont bien meilleurs que moi d'une certaine façon. Ils n'ont pas de complexe. Il leur est plus facile d'agir. C'est tellement différent de ce qu'on trouve dans les autres pays ex-soviétiques, même dans les Pays baltes. C'est pour cela que la démocratie géorgienne peut parfaitement fonctionner seule. Je n'ai jamais prétendu être le père de cette nation. Cette nation n'a pas besoin d'un père, elle peut être très mature toute seule, comme elle l'a montré dans cette crise.
Craignez-vous pour votre vie ?
On ne peut pas y penser. Il suffit de marcher dans la rue pour se prendre une brique. L'exemple de Iouchtchenko [le président ukrainien empoisonné] est le pire qui soit. Ils veulent que tout le monde vive dans la peur. On est alors fini et ils ont gagné. C'est pour cela que je suis allé à Londres peu après l'empoisonnement de Litvinenko et que j'ai tenu à manger des sushis sans gardes du corps.Cette semaine, vous avez rendu publics des enregistrements audio qui montreraient l'arrivée massive de troupes russes en Ossétie du Sud avant votre offensive sur Tskhinvali, le 7 août au soir. Pourquoi des révélations aussi tardives ?
Nous avions 6 000 morceaux de conversations téléphoniques en ossète. Pour obtenir les bons enregistrements, il fallait tout passer en revue. Ces extraits révèlent ce qu'on savait : les Russes n'ont jamais su où se trouvaient leurs frontières. Cette fois, ils sont entrés massivement dans le but, comme l'a reconnu Kokoïty [le leader des séparatistes ossètes], d'organiser le nettoyage ethnique des villages non pas géorgiens, comme on le dit, mais principalement de population ossète loyale à l'administration géorgienne.
(…) J'ai beaucoup de Sud-Ossètes dans mon staff. La reine géorgienne la plus fameuse, Tamara, était ossète. Le plus célèbre commandant militaire au 12 siècle était sud-ossète. Ils font partie de ce pays. Et que font les Russes ? Ils pénètrent sur le territoire, transforment la petite ville de Tskhinvali en camp militaire et prétendent que c'est un pays séparé. Et voyez dans quelle situation se retrouve la Russie : les Nord-Ossètes ne sont pas liés aux Sud-Ossètes, si ce n'est par le fait qu'ils parlent deux dialectes du même langage et leur origine commune, il y a plusieurs siècles.
[Edouard] Kokoïty, ce criminel, est président d'un pays indépendant seulement reconnu par la Russie, le Nicaragua, le Hamas et le Hezbollah. Tout cela est d'une telle absurdité…
Mais comment espérez-vous reprendre ces territoires ?
C'est un problème profondément européen et il ne pourra plus en être autrement. (…) Au 21e siècle, une grande puissance a tenté de modifier les frontières européennes par l'usage unilatéral de la force. S'ils réussissent à s'en tirer, cela ne s'arrêtera pas. Pourquoi ne pas récupérer la Crimée et les Pays baltes ? (…)
La Russie voulait son Kosovo. Le problème, c'est qu'il n'existe pas de population de taille comparable. De ce point de vue, l'Ossétie est une fiction. L'Abkhazie, dont 90 % de la population a été contrainte au départ, n'est pas non plus le Kosovo. Les Géorgiens ont toujours constitué la majorité de la population. Staline n'a pas créé ces autonomies abkhaze et ossète au sein de la Géorgie pour faire plaisir à la Géorgie. Au contraire : il ne lui faisait pas confiance. Staline savait ce qu'il faisait, il avait besoin de leviers. Ca marchait, car la nomenclature abkhaze et sud-ossète représentait surtout les minorités et rendait des comptes directement à Moscou, ne voulant pas être subordonnée à une quelconque Géorgie indépendante.
(…) Les Abkhazes vont réaliser eux-mêmes qu'ils sont dans le pétrin. Ils ne sont pas indépendants, mais dépendants à 100 %. Il ne s'agit plus seulement de la Géorgie. Les Russes essaient de répandre le feu par deux méthodes : l'argent et la brutalité. La brutalité génère de l'opposition qui peut devenir radicale. L'argent peut manquer. Comment ces peuples vont-ils survivre ? Nicolas 1er a été très brutal et a soumis le Caucase par le knout.. Alexandre II a fait des réformes libérales et a eu le soutien du Caucase. Je l'ai expliqué plusieurs fois à Poutine, mais visiblement, il voulait être plus que Nicolas 1er. Tout cela n'est pas fini. Avec le précédent que crée la Russie, quid de la Crimée, du Tatarstan, de la république de Touva ? Poutine veut générer des crises en permanence pour se sentir désiré et plus sécurisé.
Quels doivent être la mission et le format de la commission d'enquête, dont vous avez soutenu le principe ?
Nous voulons que la vérité sorte. La commission doit être indépendante. Je préfèrerais qu'y participent non pas des bureaucrates, mais des figures indépendantes, comme Vaclav Havel Nous avons aussi proposé que le Parlement organise des auditions publiques Il ne faut pas seulement étudier ce qui s'est passé dans la soirée du 7 août. La Russie a toujours bénéficié de l'ignorance de la communauté internationale et de l'absence de transparence. Le président Sarkozy a eu raison en disant, à propos des réfugiés, qu'il fallait remonter à 1992. Voyons comment les conflits ont émergé, qui a participé, quelle était la responsabilité russe et géorgienne, ainsi que celle des séparatistes.
Cette guerre marque–t-elle la fin symbolique de la Révolution des roses ?
Non, c'est la fin de l'espace post-soviétique et des illusions sur l'ordre post guerre froide. Elle institutionnalise les accomplissements de la Révolution. Si la guerre était arrivée il y a deux ans, la société se serait écroulée. Le fait qu'elle ait survécu à cette crise montre que nous n'avons pas agi en vain.
Ne redoutez-vous pas des manifestations massives contre vous ces prochains mois ?
Si cela se produit, c'est la démocratie. Mais j'ai le soutien de 76 % de la population, soit presque autant qu'au moment de la Révolution des roses, époque à laquelle on croyait quasiment que je marchais sur l'eau ! L'opposition demande de nouvelles élections en permanence depuis 5 ans, surtout au lendemain de chaque scrutin. Au moins avons-nous à présent des groupes d'opposition responsables. Cela montre aussi l'évolution de la société. La modération est populaire. Il y aura des élections en Adjarie et à Tbilissi dans un mois qui serviront de test. Mais la Russie ne parviendra pas à perturber notre calendrier politique. C'est exactement ce qu'ils veulent, et qu'ils n'obtiendront pas.